Photographie de l'auteur, Hargeisa, Somaliland

Entre la Syrie et la Somalie, des connexions inattendues

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Les relations de la Somalie avec la Syrie – limitées mais singulières – restent largement méconnues. Ces dernières années, le seul (et malheureux) parallèle couramment établi a été celui de la « somalisation »1 de la Syrie, c’est-à-dire de sa dislocation. La chute de Bachar el-Assad rappelle également celle de l’ex-président somalien Siad Barre en 1991 : après des décennies de dictature et de répression sanglante, tous deux ont fini par fuir en laissant derrière eux des pays détruits et profondément divisés.

Si les guerres civiles qui s’y sont déroulées – pour l’un dès 1991 et pour l’autre à partir de 2011 – ont considérablement réduit l’étendue de leurs rapports, la Syrie et la Somalie ont pourtant connu une période de plus grande proximité. Ces deux pays ont en effet traversé une partie de la guerre froide dans le même camp, celui des « socialistes », du début des années 1960 aux années 1970. À cette période, leurs relations ont été également facilitées par l’expression du caractère « arabe » de la Somalie qui cherchait à se rapprocher des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.

Aujourd’hui, la présence – modeste mais surprenante – d’une communauté syrienne en Somalie constitue l’un des rares points de contact entre les deux pays. Depuis 2011, certains Syriens ont en effet choisi de s’installer en Somalie, un territoire pourtant également en guerre, ainsi qu’au Somaliland, un État de facto du nord-ouest de la Somalie qui jouit d’une plus grande stabilité. Ils s’y sont initialement établis pour des raisons à la fois politiques et économiques, certains y ayant aujourd’hui refait leur vie. Pour nombre d’entre eux, retourner en Syrie, où l’avenir demeure à incertain, reste donc exclu – pour le moment.

Une Somalie irrédentiste et socialiste

La Somalie obtient son indépendance de l’Italie le 30 juin 1960. Ses dirigeants s’attellent aussitôt à effacer les frontières administratives héritées de la période coloniale qui divisent le peuple somali sur plusieurs États/territoires. Seul le Somaliland, ancien protectorat britannique, intègre la nouvelle République somalienne. En revanche, les Somalis du nord-est du Kenya, du sud de Djibouti, et de l’est de l’Éthiopie en « Ogaden » restent hors du giron du pouvoir somalien de Mogadiscio.

Territoires habités par les Somalis
Description : territoires habités par les Somalis ; Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Somalis#/media/Fichier:Somali_map.jpg

Dès 1960, les autorités somaliennes nourrissent alors le projet pansomalien d’une « Grande Somalie » dont l’objectif est d’annexer ces trois régions, menaçant ainsi l’intégrité territoriale de l’Éthiopie et du Kenya. Alors que la Corne de l’Afrique est sujette aux rivalités américano-soviétiques, la proximité d’Addis-Abeba et de Nairobi avec les États-Unis, et la présence de la France à Djibouti (qui gagnera son indépendance en 1977) poussent le pouvoir somalien à inscrire ce projet d’unification en opposition au « bloc » occidental2.

En 1963, le gouvernement somalien conclut donc un pacte militaire avec l’URSS. Ce rapprochement trouve un écho favorable dans de nombreux pays arabes socialistes également proches de Moscou, comme l’Irak, l’Égypte, la Libye et la Syrie (où des officiers baasistes prennent le pouvoir la même année).

Des liens anciens avec le monde arabe

La proximité de la Somalie avec le bloc soviétique croît après le coup d’État du général Siad Barre en 1969. En outre, la nature socialiste de son régime résonne avec d’autres projets socialisants du monde arabe, notamment ceux portés par les partis Baas syrien et irakien. Pour mieux se rapprocher de cette région, Barre adhère d’ailleurs à la Ligue arabe en 19743. La Somalie devient alors le premier État non-arabophone4 à rejoindre cette organisation.

En juillet 1977, Barre se tourne plus encore vers les pays arabes après l’invasion de la province éthiopienne de l’Ogaden qu’il souhaite rattacher à la Somalie. Aux mois de septembre et de décembre, il se rend à deux reprises au Moyen-Orient pour tenter d’y former un front anti-éthiopien. Depuis les années 1960 déjà, certains pays arabes appuyaient le Front de libération de l’Érythrée (ELF) – également soutenu par Mogadiscio – contre Addis-Abeba5. Au cours de son premier voyage, Barre se déplace en Égypte, en Arabie saoudite et au Koweït, puis en Irak et en Iran pour le second. Fait notable : il se rend à Damas lors des deux déplacements6.

L’étendue réelle du soutien matériel reçu reste toutefois difficile à mesurer. En tout cas, il n’a pas permis à Barre de triompher. Le retournement de son partenaire soviétique en faveur de l’Éthiopie lui portera l’estocade. L’invasion de l’Ogaden est un échec, et la guerre prend fin en mars 1978.

Des liens distants avec la Syrie, mais jamais rompus

Suite à cette défaite, le socialisme et le rêve pansomalien de Siad Barre périclitent. Le président somalien se rapproche alors des États-Unis, mais également de l’Irak. Sa « proximité » avec Saddam Hussein dans les années 1980 le distance donc de Damas, dont les relations avec Bagdad sont exécrables.

Les guerres civiles qui ont ravagé la Somalie et la Syrie ont ensuite réduit leurs liens d’autant plus. Après la chute de Barre en 1991, la Syrie ferme son ambassade à Mogadiscio. C’est également à cette date que l’État du Somaliland s’autoproclame indépendant, sans toutefois qu’il ne reçoive le soutien de quiconque, ni de la Syrie, ni du reste du monde arabe qui a toujours défendu l’intégrité territoriale de la Somalie.

20 ans plus tard, quand la Syrie sombre à son tour dans la guerre, les autorités somaliennes évacuent leur ambassade, mais ne rompent pas leurs liens avec Damas. Elle sera d’ailleurs réinvestie quelque temps après. La diplomatie somalienne déclarait encore au mois de septembre 2024 vouloir « renforcer les relations » entre les deux pays7

Un pays ouvert quand « toutes les autres portes étaient fermées »

Bien que les liens de Damas avec Mogadiscio soient restés minimes depuis 1991, la Somalie est toutefois l’un des rares pays au monde à avoir permis aux Syriens d’accéder librement à son territoire depuis 2011. Ceux qui souhaitent s’y installer n’ont en effet pas besoin de visa et bénéficient d’une reconnaissance prima facie qui leur accorde automatiquement le statut de réfugié.

Hassan Altif Abouraid, un dentiste syrien originaire de la ville de Soueïda, témoigne : « Je suis arrivé à Mogadiscio en 2016. Avant, j’étais en Libye. J’y suis resté deux ans, mais la situation s’est dégradée… La Somalie a alors été ma seule porte de sortie. Je remercie ce pays frère de nous avoir accueillis à une époque où toutes les autres portes étaient fermées aux Syriens. »

Tandis que certains se sont installés à Mogadiscio, la capitale de la Somalie, d’autres ont choisi Hargeisa, la capitale du Somaliland, un territoire plus stable. En 2024, les Nations Unies estimaient le nombre de réfugiés syriens à 1.566, dont seulement 183 à Mogadiscio et près de 1.153 dans la région d’Hargeisa. Le Département des réfugiés et des personnes déplacées du Somaliland en dénombre lui 1.700. Quelques familles se sont également établies dans d’autres régions somaliennes, notamment au nord au Puntland, et dans le centre du pays8. Même s’ils ne forment qu’une petite communauté, les Syriens sont les réfugiés les plus nombreux après les Éthiopiens et les Yéménites. Cependant, tous n’étant pas enregistrés comme réfugiés, des chiffres non-officiels – et difficilement vérifiables – estiment à près de 1.500 le nombre de Syriens en Somalie et à plusieurs milliers au Somaliland.

Nombre de réfugiés en Somalie par régions
Description : Nombre de réfugiés en Somalie par régions au 30 novembre 2024 ;
Source : « Somalia », UNHCR Global Focus, 2024, https://reporting.unhcr.org/operational/operations/somalia.

En Somalie, les Syriens semblent jouir d’une bonne image. L’accueil par la Syrie de milliers de Somaliens fuyant la guerre civile dans les années 1990 y a contribué. Ils pouvaient notamment y bénéficier d’un accès à l’école publique et au système de santé9. En 2011, environ 5.000 d’entre eux y vivaient, avant d’être forcés de partir10

Quitter le Soudan pour la Somalie

Le Soudan est de loin le pays d’Afrique subsaharienne à avoir accueilli le plus de Syriens, que les autorités préféraient considérer comme des « invités » plutôt que des « réfugiés ». Cependant, la guerre civile qui y a éclaté en avril 2023 a contraint un grand nombre d’entre eux à fuir (de nouveau). Certains ont alors pris la route de la Somalie, où l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés a constaté une augmentation du nombre de Syriens y cherchant refuge, impliquant des difficultés logistiques11.

PaysNombre de réfugiés syriens
Égypte136.727
Soudan93.482
Algérie6.659
Maroc5.082
Tunisie2.523
Somalie991
Libye492
Mauritanie368
Ghana229
Côte d’Ivoire148
Description : Communautés de réfugiés syriens en Afrique en 2022 ; Source : « The Syrian Refugee Population around the Globe », Arab Center Washington DC, 1 août 2022, https://arabcenterdc.org/resource/syrian-refugee-population-around-the-globe/.

La plupart des Syriens en Somalie se sont installés à Mogadiscio et dans la province du Puntland, des zones comparativement plus sûres et économiquement plus dynamiques que le reste du territoire. En 2024, la situation sécuritaire de la capitale s’est même améliorée, marquée par une baisse de 44% des affrontements armés par rapport à 202312. Mohamoud, originaire de Homs et désormais à la tête d’une clinique privée à Mogadiscio, confirme cette tendance. « La situation a changé et est devenue plus stable. Quand je suis arrivé en 2018, il y avait des attentats et des assassinats tous les jours », explique-t-il.

Malgré tout, la situation demeure globalement instable et les violences nombreuses, particulièrement dans le centre et le sud du pays, dont une partie est toujours sous le contrôle du groupe djihadiste Al-Shabaab. Par conséquent, de nombreux Syriens ont préféré s’installer au Somaliland où la sécurité est bien meilleure que dans le reste de la Somalie. Certains ont même décidé de quitter Mogadiscio, peu de temps après y avoir emménagé, pour finalement s’établir à Hargeisa13.

Migrations économiques

Quelques Syriens – surtout des hommes – s’étaient déjà installés en Somalie et au Somaliland avant le début de la guerre en Syrie. Souvent très qualifiés, ils ont trouvé dans ces territoires minés par le tahriib (l’émigration illégale des populations locales) des opportunités économiques et professionnelles. Après 2011, certains ont décidé d’y faire venir leurs familles14.

C’est le cas de Walid, originaire d’Alep, qui s’est installé à Hargeisa pour y pratiquer la dentisterie dès les années 2000, avant que sa famille ne le rejoigne. Selon lui, la plupart des Syriens « travaillent dans la couture et la restauration ». À Mogadiscio, Mohamoud explique que beaucoup exercent comme « docteurs, ingénieurs du bâtiment, et commerçants dans l’import-export ». Hautement qualifiés ou pas, la plupart des Syriens en Somalie et au Somaliland se sont intégrés au tissu économique local15 dont ils tirent des revenus essentiels16. Ceux qui n’y sont toutefois pas parvenus vivent dans une grande précarité.17 Ils peuvent alors bénéficier d’aides – notamment de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés – qui demeurent néanmoins modiques18.

Fin de l’ère assadienne : rentrer ou rester ?

Les scènes d’euphorie qui ont animé les rues d’Hargeisa19 et de Mogadiscio au début du mois de décembre sont semblables à celles observées dans d’autres pays. De nombreux Syriens, arborant le drapeau de la révolution, y ont défilé des heures durant. Depuis le Somaliland, Hassan décrit un moment de « joie immense » au sein de la communauté syrienne à l’annonce de « la fin d’une période sombre de 54 ans, marquée par un régime dictatorial et oppressif ». À Mogadiscio, Mohamoud fait part de la même émotion : « Quand nous avons appris la chute du régime, nous avons été envahis d’un sentiment de bonheur, d’excitation, et nous avons pleuré ». 

Pour la majorité d’entre eux, l’heure n’est cependant pas au retour. La Syrie reste dans une situation économique précaire : 90% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Même si certains souhaitent, à terme, rentrer, ils peinent pour l’heure à l’envisager20, notamment en raison de leur soutien financier à des proches restés en Syrie. « Nous pensons évidemment au retour, mais nous attendons de voir quelle sera la nouvelle donne politique. Il s’agit aussi d’une question économique puisque nous soutenons financièrement nos familles en Syrie. Tous les Syriens, ici, attendent », explique Mohamoud depuis Mogadiscio. « Jusqu’à présent, nous [les Syriens d’Hargeisa] n’envisageons pas de retourner en Syrie. La situation sécuritaire y est trop instable », souligne de son côté Walid Al-Abdo.

« Tous les Syriens souhaitent rentrer », précise enfin Hassan, « mais nous faisons maintenant face à d’inévitables difficultés. Nous attendons et espérons que la phase de transition réponde aux revendications des Syriens ; que soit établie une constitution qui permet à chacun de jouir des mêmes droits et devoirs ; et que soit bâti un système de gouvernement démocratique juste pour tous. »

Brendon Novel

  1. Lire par exemple Haian Dukhan, « Syria and the Risk of Somalisation », openDemocracy, 19 janvier 2013, https://www.opendemocracy.net/en/syria-and-risk-of-somalisation/; Joyce Karam, « The Somalization of Syria », Al Arabiya English, 10 septembre 2015, https://english.alarabiya.net/views/news/middle-east/2015/09/10/The-Somalization-of-Syria. ↩︎
  2.  Gérard Prunier, The Country that Does not Exist: a History of Somaliland (London: Hurst & Co., 2021), 24.
    ↩︎
  3.  Ioan M. Lewis, Understanding Somalia and Somaliland: Culture, History, Society (New York: Columbia University Press, 2008), 220.
    ↩︎
  4.  Comme le somali, l’arabe y a un statut de langue officielle, mais peu de Somaliens la parlent. ↩︎
  5.  Martin Plaut et Sarah Vaughan, Understanding Ethiopia’s Tigray War (London: Hurst & Co., 2023), 330. ↩︎
  6. Pour le voyage de septembre 1977, voir https://www.britishpathe.com/asset/236850/; pour celui de décembre 1977, voir https://www.britishpathe.com/asset/132669/ ↩︎
  7. Abdiqani Abdullahi, « New Acting Somali Ambassador to Syria Assumes Office », Somali National News Agency, 12 septembre 2024, https://sonna.so/en/new-acting-somali-ambassador-to-syria-assumes-office/. ↩︎
  8.  « New Wave of Syrian Refugees Arrive Central Somalia », Somaliland.com, 31 août 2020, https://www.somaliland.com/news/new-wave-of-syrian-refugees-arrive-central-somalia/. ↩︎
  9.  « Syria: No Bullets or Militias, but Somali Refugees Still Face Hardship », ReliefWeb, 29 octobre 2006, https://reliefweb.int/report/somalia/syria-no-bullets-or-militias-somali-refugees-still-face-hardship. ↩︎
  10.  Mona Kosar Abdi, « Syria strife sends Somali refugees on the run », Al Jazeera, 22 mai 2013, https://www.aljazeera.com/features/2013/5/22/syria-strife-sends-somali-refugees-on-the-run. ↩︎
  11.  UNHCR, « Annual Results Report 2023 Somalia », 2023, https://reporting.unhcr.org/sites/default/files/2024-06/EHGL%20-%20Somalia%20ARR%202023_0.pdf. ↩︎
  12.  « Mapping Al-Shabaab’s Activity in Somalia in 2024 », ACLED, 13 décembre 2024, https://acleddata.com/2024/12/13/mapping-al-shabaabs-activity-in-somalia-in-2024/. ↩︎
  13.  Mary Harper, « Aleppo Dentist Brings “Hollywood Smiles” to Somalis after Fleeing Syria », BBC News, 8 janvier 2017, https://www.bbc.com/news/world-africa-38449941. ↩︎
  14.  Katie Riordan, « Is Somaliland a new haven for refugees? Syrians say maybe », Christian Science Monitor, 6 décembre 2015, https://www.csmonitor.com/World/Africa/2015/1206/Is-Somaliland-a-new-haven-for-refugees-Syrians-say-maybe. ↩︎
  15.  Mohamed Sheikh Nor, « Syrian Refugees in Somalia Enrich Culture, Contribute to Economy », Voice of America, 16 juin 2021, https://www.voanews.com/a/africa_syrian-refugees-somalia-enrich-culture-contribute-economy/6207092.html. ↩︎
  16.  Somalia hosts nearly 34,000 refugees from other countries, CGTN Africa, 21 juin 2023, https://www.youtube.com/watch?v=TL368RWkupk. ↩︎
  17.  Syrian Refugees Tell of Hardship in Somalia, Voice of America, 1 août 2023, https://www.youtube.com/watch?v=-uFMxI4Y0jQ. ↩︎
  18.  « “Even if my country finds peace, I won’t return”: Syrian refugees rebuild lives far from home », Hiiraan Online, 13 décembre 2024, https://www.hiiraan.com/news4/2024/Dec/199349/_even_if_my_country_finds_peace_i_won_t_return_syrian_refugees_rebuild_lives_far_from_home.aspx. ↩︎
  19.  Voir MM Somali TV, 8 décembre 2024, https://fb.watch/wvZVNFNxf8/; et https://x.com/TheDailySomalia/status/1865785559685407018 ↩︎
  20.  Mohamed Olad Hassan et Seynab Abukar, « Syrian Refugees in Somalia Hope to Return Home », Voice of America, 13 décembre 2024, https://www.voanews.com/a/syrian-refugees-in-somalia-hope-to-return-home/7901147.html. ↩︎

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2 commentaires

  1. Article facile à lire, très intéressant et synthétique, merci pour la découverte de ces liens inattendus

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