Photographie de Yazan Ali sur Pexels, Damas capitale de la Syrie

Quel futur pour les villes syriennes ?

Des villes décimées

Après de longs mois de manifestations réprimées dans le sang au début du printemps 2011, la scène syrienne a progressivement basculé dans le chaos et les revendications pacifistes du début du soulèvement ont glissé vers une résistance armée. Situés dans les faubourgs les plus pauvres des grandes villes ainsi que dans les zones rurales délaissées par le régime de Damas, les combats urbains entre les rebelles insurgés et l’armée du régime accompagnée de son aviation n’ont pas fait de détails vis-à-vis des structures urbaines et de leurs paysages. Immeubles défigurés, effondrés, rasés, de nombreux quartiers urbains ont connu les foudres du régime d’Assad pour qui la politique de terre brûlée est de mise. Si le centre de la capitale syrienne a été épargné, on ne peut pas en dire autant de nombreuses localités en partie rayées de la carte. C’est le cas de Deraa, ville proche de la frontière jordanienne, et berceau de la révolte de mars 2011, mais aussi de Homs, Alep, l’intégralité de la périphérie de Damas, Raqqa, Deir Ezzor, Idleb et bien d’autres. Heureusement des exceptions existent dans la région à majorité Druze de Sweida, les villes de la côte comme Lattaquié, Tartous, Banias et Jablé représentant le bastion du régime d’Assad, ainsi que Hama, ville historiquement hostile au régime mais dont les rebelles n’ont jamais pu occuper durablement. 

L’embrasement du conflit a contribué à faire de la Syrie le terreau parfait pour attirer de nouveaux acteurs régionaux extrémistes comme l’Etat Islamique venu d’Irak, le YPG, branche syrienne du PKK, groupe revendiquant l’indépendance du Kurdistan, ainsi qu’un large spectre de groupes rebelles syriens. Ce chaos généralisé à partir de 2013 a largement conduit à une violence allant crescendo causant toujours plus de pertes civiles avec des méthodes plus inhumaines les unes que les autres. Ainsi en août 2013, le régime d’Assad bombarde au gaz sarin la banlieue Est de Damas, méthode qu’il répliquera tout au long du conflit. Peuvent aussi être cités les sièges de villes, eux aussi utilisés comme méthodes militaires fréquentes, causant famines et déplacements forcés de populations, et laissant derrière eux des villes fantomatiques aux paysages désolants. C’est le cas de Homs, Alep, Deraa, et de nombreuses localités de la périphérie de Damas. 

L’intervention de forces extérieures a également participé à cette montée de la violence. En premier lieu celle de la Russie en 2015, défendant son allié syrien et appliquant la même politique de terre brûlée et de déplacements forcés de populations à l’encontre des enclaves rebelles. Les Etats-Unis, et la coalition internationale contre le groupe Etat Islamique, ont eux aussi appliqué les mêmes méthodes dans les villes tenues par l’organisation terroriste. L’Iran a aussi grandement participé au conflit en soutenant régime d’Assad par l’envoie de groupes de miliciens avec à leur tête le Hezbollah libanais. Citons aussi la Turquie, qui dans sa lutte contre le YPG a bombardé massivement certaines villes syriennes. Cette amplification de la violence de 2012 à 2020 a donc laissé des plaies béantes dans les structures urbaines syriennes. En mars 2020, les fronts ont été gelés par les principaux belligérants que sont la Turquie, la Russie et l’Iran, en négociant l’arrêt des combats entre les partis.

Un basculement politique 

Dans la nuit du 8 décembre 2024, Bachar Al-Assad prenait la fuite dans un avion pour Moscou, suite à une offensive éclair des rebelles depuis leur dernier bastion de la région d’Idleb. Ce coup de force a été possible avec l’affaiblissement des alliés du régime d’Assad dans un contexte régional toujours plus brûlant. La Russie d’abord, occupée en Ukraine, et l’Iran, grandement affaiblie depuis le 7 octobre 2023 et sa guerre menée contre Israël. La Turquie, principale garante de la rébellion, en a profité pour donner le coup de grâce au régime d’Assad. En à peine dix jours, les rebelles ont repris Damas et l’ensemble des villes de l’Ouest syrien, à l’exception des villes de l’Est encore tenues par le YPG. Cet événement historique à l’échelle régionale et internationale tourne la triste page de la guerre civile syrienne d’une part, mais aussi celle de 54 ans de règne tyrannique de la famille Assad. 

L’heure est désormais à la reconstruction d’un pays en ruines. Si les forces rebelles constituent désormais la nouvelle armée syrienne, les autres domaines étatiques sont quasiment abandonnés. Les caisses de l’Etat sont vides et l’économie épuisée. La livre syrienne atteint des niveaux abyssaux alors que les sanctions économiques des Etats-Unis et de l’Union Européennes tardent à être levées. C’est désormais Ahmad Al-Charaa, chef des rebelles au passé tumultueux qui est à la tête de la présidence du pays. Nommé président de facto par les chefs des groupes armés avec qui il a conduit l’offensive finale, Al-Charaa s’est empressé de recevoir bon nombre de délégations étrangères à Damas. Dans un contexte où tout semble être une priorité, Al-Charaa tente d’abord de rassurer l’opinion publique internationale quant à ses ambitions politiques, lui qui était il y a encore quelques années commandant de la branche d’Al-Qaeda en Syrie. Au détour de nombreuses interviews de médias anglophones et arabes, l’ancien chef de guerre prend désormais la posture d’un homme d’Etat en affirmant vouloir bâtir des institutions étatiques fortes accompagnant une économie très libérale afin de remettre le pays sur pied. Plusieurs observateurs ont d’ailleurs souligné les nettes inspirations d’Al-Charaa du livre How Nations Fail écrit par l’économiste américano-turc Daron Acemoğlu, faisant la thèse que la réussite économique d’un pays repose sur l’équilibre entre institutionnalisme et libre concurrence économique. 

Si les garanties sécuritaires apparaissent comme primordiales pour ne pas relancer une nouvelle guerre civile, le nouveau gouvernement syrien fait face à de nombreux enjeux tels que le retour des réfugiés et déplacés. Selon l’ONU en 2021, 13 millions de Syriens avaient quitté leur foyer soit 60% de la population. Parmi eux, la moitié est réfugiée dans d’autres pays, et l’autre moitié représente les déplacés internes vivant dans des camps de fortunes le long de la frontière turque et jordanienne. Mais comment reloger tant de sinistrés alors que les villes sont détruites ? C’est l’un des enjeux les plus importants pour le nouveau gouvernement.

Vers une nouvelle géopolitique urbaine

Depuis 2020 et l’arrêt des combats entre les rebelles et le régime, ce dernier a commencé un certain nombre de démarches de reconstruction dans un souci d’asseoir sa souveraineté. Sorti petit à petit de son isolement diplomatique jusqu’à peu avant sa chute, Assad a pu compter sur ses désormais ex-alliés tels que les Emirats Arabes Unis, premier pays à avoir rouvert son ambassade à Damas depuis 2011, mais aussi l’Arabie Saoudite qui l’a réintégré à la Ligue Arabe en 2023. Ainsi, des ébauches de projets urbains ont commencé à apparaître alors que le pays était encore en guerre. C’est le cas de l’emblématique projet d’immobilier de luxe Marota City en périphérie de Damas prévu pour effacer des quartiers informels. Assad pouvait aussi compter sur ses deux alliés la Russie et l’Iran qui, non pas sans concurrence, réalisaient des investissements dans les secteurs énergétique, agricole et immobilier, sans parler du secteur militaire. Des projets d’infrastructures iraniens ont ainsi vu le jour ainsi que des opérations de rachat de terres. Le gouvernement iranien a en effet acheté les alentours du tombeau de Zaynab à Damas, haut lieu de pèlerinage chiite, amenant des facilitations d’installation pour les familles des miliciens venus combattre d’Iran et d’Irak. Enfin, Assad a aussi pu compter sur sa timide réhabilitation afin de renouer avec des instances internationales telles que l’UNESCO, par exemple dans le cadre de la reconstruction de la vieille ville d’Alep. Sur la ligne de front au plus fort de la guerre entre 2012 et fin 2016, la vieille ville d’Alep a grandement fait les frais des combats urbains. Après la conquête de la ville par le régime, des travaux de reconstruction du patrimoine historique ont débuté, financés par des fonds internationaux comme ceux de l’AKTC (Aga Khan Trust for Culture) et de l’UNDP (United Nations Development Programme).

Après la chute du régime, une tout autre dynamique semble se profiler. Les principaux alliés de la rébellion pendant la guerre semblent être logiquement les futurs investisseurs de la nouvelle Syrie. Ce n’est pas pour rien qu’Ahmad Al-Charaa a réservé sa première visite diplomatique en Arabie Saoudite. Il a également reçu à Damas le chef des renseignements turcs et l’émir du Qatar. Des premiers contrats stratégiques ont déjà été discutés. Militaires d’abord avec la Turquie, alors que la situation sécuritaire n’est pas encore totalement stabilisée, mais aussi dans l’aménagement avec des promesses d’investissements d’entreprises turques dans la rénovation d’infrastructures telles que les routes et les aéroports. Aurait même été évoqué le rétablissement de la ligne ferroviaire Istanbul-Damas, grand projet réalisé sous l’ère ottomane, qui avait pour but de se poursuivre jusqu’aux saints de Médine et de La Mecque. Le déclassement de l’Iran sur la scène syrienne laisse donc place à ses rivaux sunnites, qui ne rateront pas l’occasion d’asseoir un peu plus leur influence dans la région. Quant à la Russie, elle a dû retirer ses positions militaires du port de Lattaquié, mais il semblerait que par pragmatisme, le nouveau gouvernement syrien ne ferme pas la porte à de bonnes relations diplomatiques avec le pays qui a lourdement contribué à la destruction des villes syriennes. 

Ahmad Al-Charaa et Mohammed Ben Salman lors de leur rencontre à Riyadh

Conclusion

Le virage libéral affiché par le nouveau gouvernement afin d’enterrer l’économie socialiste du régime d’Assad aura bel et bien des conséquences sur les tissus urbains. L’ambition d’une libre concurrence redessinera forcément les trames urbaines et laissera une plus grande place aux promoteurs immobiliers, nationaux ou étrangers, avides de projets toujours plus modernes. Le nouveau gouvernement devra donc veiller à trouver le juste équilibre entre répondre aux priorités des Syriens en termes de reconstruction et relogement, et attirer des capitaux afin de relancer l’économie. La question de l’identité architecturale et de la mise en valeur du patrimoine islamique devrait aussi être un thème cher au nouveau gouvernement dont l’appartenance affichée à l’islam sunnite n’est pas cachée. L’accès aux services urbains, à l’eau courante, à l’électricité, à l’éducation, au logement, à l’emploi, à la sécurité, sont autant de priorités auxquelles le tout frais nouveau pouvoir devra répondre, face à une population endeuillée, dispersée et épuisée par 15 ans de guerre.

Ryan Ibrahim-Bacha

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3 commentaires

  1. Frédérique dit :

    Très intéressant et éclairant. La Syrie retrouve un vent d’espoir tout l’enjeu est là. J’espère que la population et ce pays retrouvent, souffle, beauté, paix et Vie.
    Merci pour ce partage.

  2. Très intéressant. Le rappel de l’enchaînement des tristes événements depuis le début de la guerre civile est très instructif et témoigne de l’énorme travail de reconstruction qui sera nécessaire. L’implication de puissances extérieures dans le conflit et les différentes alliances est résumé de manière très fluide. Enfin, l’article indique que 60% de la population syrienne est réfugiée, je ne le savais pas, merci pour cette information. La conclusion de l’article ouvre des perspectives optimistes.

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