Branches de Khat
Branches de Khat

Le règne du KHAT, un mirage lorsque l’espoir s’éteint.

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Le peuple suspendu au gouvernement du Khat

Le Khat (catha edulis) est un arbuste originaire du Yémen et de l’Ethiopie, dont les feuilles sont prisées pour ses effets euphorisants. A Djibouti, le Khat a une dimension culturelle, sociale et économique, très forte.

“Empereur”, “Altesse”, “Excellence”, ce sont les surnoms donnés au Khat, car lorsqu’un véhicule achemine la plante, la règle est de lui céder le passage : ambulances, polices etc. sauf le véhicule présidentiel.

“Les rares fois où le khat a manqué plusieurs jours, les gens ont mangé davantage, dévalisé les magasins, et la pression est montée. Tout le monde reconnaît que, si la population était privée de khat, “ce serait la révolution”. F. Gouéry, auteur et professeur à science-po

Le Khat érigé comme “besoin fondamental”

Peu de réalités sociales transcendent les métiers et les revenus… À Djibouti le Khat est universel, il circule dans les bureaux, les chantiers, du riche au plus précaire, il traverse les vies… Sa consommation peut représenter jusqu’à 40% du budget d’un ménage au détriment de ses dépenses primaires. 

A Djibouti, chaque jour la Société Générale d’Importation du Khat (SOGIK) proche du gouvernement, achemine plus de 11 tonnes de Khat en provenance d’Ethiopie. Un camion peut transporter environ 2 à 3 tonnes de khat d’une valeur totale de 250 000€. “L’empereur” est escorté et distribué aux vendeurs locaux, puis acheminé dans l’ensemble du pays le plus rapidement possible. En effet, pour bénéficier de ses effets, les feuilles doivent être consommées dans les 24h à 48h après la récolte. 

Les feuilles sont mastiquées (broutées) au fur et à mesure puis stockées dans la joue pendant plusieurs heures afin qu’elles libèrent une substance proche de l’amphétamine, mais bien plus légère. L’effet provoqué par le Khat est le mirgan, euphorie, exaltation, et stimulation lié à une action sur la dopamine et la sérotonine.

Le Khat : refuge des rêves perdus…. L’illusion indispensable…

Consommer du Khat participe à l’identité et au sentiment d’appartenance ; c’est un moment convivial de partage entre pairs (amis, famille), un moment d’échange, sur les sujets du quotidien. L’excitation causée par le Khat, pousse les consommateurs à parler beaucoup et avec énergie, sur l’appartenance, la religion, les blagues, le football, un espace dans lequel on règle ses différends… Mais aussi une échappatoire qui inhibe les autres besoins et dicte le rythme des djiboutiens. 

La semaine commence le dimanche, et jeudi annonce le week-end, jour particulièrement dédié au Khat (en plus des autres jours de la semaine !). La vie djiboutienne est rythmée par le Khat, dès le jeudi après-midi officieusement plus personne ne travaille afin de se procurer du Khat. 

“L’heure-fantôme approche à pas de loup. Le khat installe son emprise sur la ville. En attendant la zombification, plus rien ne compte. Le monde extérieur a cessé d’exister. C’est l’heure-fantôme.”  A. Waberi, écrivain djiboutien.

Le rituel du Khat, une sociabilité devenue traditionnelle

Direction les stands de khat vers 16h pour acheter les bottes les plus fraîches (à partir de 400 fdj la botte (2€) et pouvant monter jusqu’à 5000 fdj (26€) la botte) ; un brouteur consomme en moyenne 2 à 3 bottes de khat. Après l’achat, les branches feuillues sont conservées dans un tissu humide, et mises dans un sachet afin quelles restent fraîches. Le brouteur suit un rituel strict pour les préparer. Vers 18 heures, au coucher du soleil, commence l’heure de la délivrance. Les hommes s’habillent confortablement avec leur fouta, pour se préparer à plusieurs heures de détente. Les tiges rouges sont enlevées minutieusement par le khateur afin de ne garder que les feuilles vertes, qui sont pliées, mastiquées, et conservées dans le creux de la joue et cela jusqu’au petit matin. Assis dans une pièce ou en extérieur sur une natte, on appelle ça le mabraze (espace social masculin) avec de la musique, devant un écran TV, de l’encens (myrrhe le Fooh) des cigarettes, du coca-cola (ou boisson gazeuse) et de l’eau, afin d’humidifier la bouche qui est asséchée par les feuilles âcres.  Les effets commencent à apparaitre apres 1h de mastication.

D’abord euphorisant, au fil du temps, le stimulant laisse place à une forme de nostalgie.

Environ 10 heures de temps consacrés à son Altesse le Khat… 

Le Khat coupe la faim et beaucoup disent qu’il aide à rester lucide. Consommé avant de longs trajets nocturne, avant de rédiger des rapports, pour soulager certaines douleurs, rester éveillé lors de prières nocturnes, on en offre également pour la dot… Le Khat, la solution magique ?.

Le Khat : la feuille qui endort les maux profonds.

La consommation du Khat touche toutes les tranches d’âges, mais particulièrement la jeunesse masculine, c’est très mal vu pour une femme de consommer du Khat, celles qui en consomment le font dans la discrétion.

Plusieurs jeunes ont expliqué que lorsqu’ils avaient une activité professionnelle stimulante, de laquelle ils tiraient une certaine fierté et un accomplissement personnel, le besoin de consommer du Khat diminuait drastiquement. 

Les populations précaires sont particulièrement touchées par les effets du khat. La jeunesse djiboutienne, souvent inactive, et sans perspectives, en est la plus affectée. De plus ne pas consommer du Khat peut créer une forme d’exclusion sociale…

La consommation du Khat témoigne de blessures profondes : perte d’espoir, chômage, fuite de la réalité, pauvreté, désillusion, manque de loisir, d’emploi ; manque de visibilité sur un futur meilleur, lassitude du quotidien. Le Khat comble le manque, en adoucissant la réalité du quotidien. Mais ce baume quotidien en excès, dévitalise les dents, augmente le rythme cardiaque, provoque de l’anorexie, de l’hyperactivité, de l’insomnie, de la pression artérielle, de l’anxiété, des hallucinations, de la paranoïa… Ce mirage vient creuser la léthargie du quotidien, la santé, l’estime de soi, le noyau familial, l’éducation, les relations sociales et la productivité au travail sont directement impactés.

“Il érigea [le khat] pour tout un peuple la prison de la paresse” M-H. Ahmed, écrivaine djiboutienne.

Le paradoxe, c’est que le khat soulage la fatigue, énergise, crée de l’excitation, participe à l’estime de soi… mais sa grande consommation crée une perte de motivation, de la léthargie, et une dévalorisation personnelle.

Le Khat : 75 ans de règne !

“Le khat réglemente la vie quotidienne et même l’officielle : rien ne se fait sans lui, du plus petit pot-de-vin aux élections législatives et présidentielles. Il reste le principal manipulateur de ficelles. Il permet à  la société de faire la grasse matinée, du moment qu’il lui épargne gracieusement le souci de penser et de régler ses affaires lucidement. La seul grande préoccupation qu’il permet est l’attente frileuse de son arrivée” M-H. Ahmed, écrivaine djiboutienne.

La société djiboutienne a conscience de l’impact du Khat, mais l’habitude de l’addiction, ce moment de “liberté”, de convivialité permis par le Khat est bien trop enraciné pour le faire disparaître… Dès 1977 lors de l’indépendance du pays, la première action du président Hassan Gouled Aptidon a été d’interdire le Khat “[…] notre peuple a su, au prix d’un effort considérable, se libérer de cette drogue appelée “khat” qui le tenait prisonnier, et dont la diffusion était devenue un véritable fléau social dans les dernières décennies du colonialisme”. Cependant ce décret a été levé après quelques mois tant la contrebande était importante.

Le Khat était d’abord utilisé dans la médecine traditionnelle afin de traiter les inconforts de l’estomac, la dépression, la toux, l’asthme. Mais peu à peu une nouvelle pratique sociale à pris forme. C’est à partir de la fin des années 1950 que s’enracine progressivement la consommation du Khat. L’extension de l’emploi stable parmi les populations locales, au sein des nouvelles structures administratives, participe à cette diffusion, grâce au revenu généré par l’emploi. A cette période le pouvoir colonial comprend l’intérêt qu’il peut tirer du Khat : un moyen de contrôle social, en plus d’un apport financier (taxes) régulier. La feuille devient alors le compagnon qui soulage les tensions quotidiennes, source de répit qui anesthésie les consciences, et outil invisible du maintien de l’ordre colonial. 

Le Khat : un pouvoir intemporel aux multiples pressions

Cet outil de contrôle exploité par le pouvoir colonial, s’est transformé en instrument de pouvoir djiboutien. La SOGIK entreprise en liens très étroits avec l’État, prospère chaque années, et apporte plus de 50 millions d’euros, environ 15% des recettes fiscales de l’Etat. Le Khat permet d’importante retombées économiques au pays, de part la vente, mais aussi les emplois qu’il crée officiellement et officieusement avec la contrebande par exemple. D’ailleurs, l’Etat prend très au sérieux “le fléau de la contrebande” de la vente du Khat…

Djibouti est un petit Etat situé dans une zone instable, qui a su nouer des relations stratégiques avec de nombreuses puissances étrangères pour pallier ces obstacles structurels. Ces relations d’interdépendance avec l’Ethiopie ne se limitent pas à l’économie ou à la logistique, elles se prolongent dans la circulation du Khat.. qui peut devenir aussi un moyen de pression et de négociation. Pour l’Ethiopie, l’économie du khat est aussi lucrative que l’économie du café. A savoir que l’usage du Khat en Ethiopie remonte au XVe siècle.

Le Khat est aussi présent en Erythrée, en Tanzanie, en Ouganda…

Le Khat : la feuille qui parle des blessures de la société

Le Khat ne peut pas s’interdire, il est devenu un lien social et une dépendance collective. Ses impacts sont déplorés, mais personne ne veut y renoncer, par peur du vide qu’il laisserait. La feuille de Khat parle à sa manière de maux sociaux et économiques profonds du pays. Son sevrage collectif ne peut s’envisager que par une compréhension fine de ses causes et effets, accompagnée d’une éducation adaptée et de réponses aux besoins fondamentaux qu’il traduit. La feuille verte est profondément enracinée, l’interdire serait comme arracher un espace sécurisant, presque identitaire des djiboutiens. L’Etat quant à lui en tire profit. Il achète l’équilibre social : tant que le Khat circule, la société reste calme, détournée des problèmes de fonds, et dépolitisée… Alors comment changer un système dans lequel changer ses habitudes fait souffrir, mais les maintenir est tout aussi douloureux ? l’Etat n’aurait-il pas tout à gagner à réinventer l’économie, les loisirs, et surtout l’avenir de son peuple ? Est-ce que la femme n’a pas son rôle à jouer?

FEMMES, ESPOIR SILENCIEUX DE DJIBOUTI : Les femmes vivent les conséquences du Khat, mari, père absent, budget du foyer réduit. Les tensions conjugales peuvent vite mener à de la violence… des foyers qui subissent l’impact de la feuille. D’abord tolérantes, puis impuissantes… souvent muette, ces femmes qui portent la charge du quotidien, pendant que leurs maris s’oublient dans la feuille. Alors même que leur rôle est essentiel comme l’a ci-bien témoigné le premier président djiboutien lors de son discours. Et Bien que la société attende d’elles la discrétion, elles incarnent la possibilité du renouveau, par l’éducation, la transmission, les réseaux de femmes…

Pour terminer sur une note de poésie, voila ce que cela m’inspire :

Le Khat, le refuge des rêves perdus.

Le Khat, mirage quotidien,

Illusion d’exaltation

Loin, très loin de la réalité 

Il stimule le pays

Tout en asséchant son identité…

Noyé sous le règne de cet empereur 

Dépendance, addiction 

Mâcher quelques feuilles

Pour franchir les portes du rêve

Celui d’une vie plus légère.

Pas besoin de cultiver l’espoir :

Quelques francs suffisent 

À s’offrir une utopie quotidienne

Mais après ce rêve

le silence de la réalité fait surface

Le regard vide, la désillusion

Et la lassitude reprennent le dessus

L’esprit embué, l’âme fatiguée 

Les corps éveillés..

Une vie qui ne prend sens

Qu’au contact de ses feuilles.

Et pendant ce temps…

les épouses, elles, tiennent la réalité du quotidien,

et voient leurs maris, et leurs fils s’échapper dans le mirage vert.

Elles sont la force invisible, qui dans le silence voient tout,

et font tenir le monde réel

Le Khat.

Camille Marion

Pour suivre et allez plus loin.

Roman

Mouna-Hodan Ahmed, les enfants du Khat 2010.

Abdourahman Waberi, Balbala 2002

Etudes et recherches sur le Khat

Banque Mondial, Comprendre la dynamique du khat à Djibouti Aspects sociaux, économique et de santé, 2011https://documents1.worldbank.org/curated/en/732701468247481705/pdf/628230FRENCH0P0KHAT0Banque0mondiale.pdf

Brendon Novel, Khat et (géo)politique à Djibouti, 2025 : https://prame.openum.ca/2025/10/15/khat-et-geopolitique-a-djibouti/

Celine Lesourd, Puissance Khat, 2019

Etudes sur Djibouti

ACP, Djibouti interroger le passé pour comprendre le présent, 2014 : https://www.acp-europa.eu/wp-content/uploads/2012/03/Etude-2014-Djibouti.pdf

Franck Gouéry, Jean.-Baptiste Jeangène-Vilmer, Djibouti, 2017

Sonia Legourillec, Djibouti la diplomatie de géant d’un petit Etat, 2020

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2 commentaires

  1. Maimouna dit :

    Tres bel article, jolis jeux de mots et toujours un regard perçant pour vous faire voyager ! J’ai adoré l’article, le voyage dans le quotidien djiboutien, au point de vouloir tester le mirgan, si poétiquement décrit 🙈

  2. Frédérique dit :

    Très bel article. Sacré phénomène qui n’est nullement sacré…

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